Libérer les Palestiniens des mensonges de
Bernard-Henri Lévy
samedi 10 janvier 2009, par Alain Gresh
Il manquait encore sa voix dans le débat. Il vient enfin de
s’exprimer dans un texte exemplaire paru dans Le Point,
« Libérer
les Palestiniens du Hamas ». Exemplaire ? oui, car,
comme celui
d’André Glucksmann, il résume tous les mensonges, toute la
mauvaise foi de ceux qui pensent que, au-delà de telle ou telle
erreur, la politique d’Israël doit être défendue contre ses
ennemis, contre les barbares qui menacent de le submerger. Ce
bloc-note mérite donc une analyse de texte détaillée (je mets en
gras les citations de BHL).
« N’étant pas un expert militaire, je
m’abstiendrai de juger si les bombardements israéliens sur Gaza
auraient pu être mieux ciblés, moins intenses. »
Etrange argument. Il n’est pas nécessaire d’être un
spécialiste militaire pour savoir si des actions violent ou non le
droit international : un philosophe pourrait faire
l’affaire... Car les déclarations confirmant ce viol sont
multiples.
« N’ayant, depuis des décennies, jamais pu me
résoudre à distinguer entre bons et mauvais morts ou, comme disait
Camus, entre “victimes suspectes” et “bourreaux privilégiés”,
je suis évidemment bouleversé, moi aussi, par les images d’enfants
palestiniens tués. »
« Cela étant dit, et compte tenu du vent de
folie qui semble, une fois de plus, comme toujours quand il s’agit
d’Israël, s’emparer de certains médias, je voudrais rappeler
quelques faits. »
Bien sûr, personne, ne peut accepter la mort d’un enfant, où
qu’il soit, mais admirez le « cela étant dit »...
qui laisse supposer que cette mort s’explique par le contexte.
« 1. Aucun gouvernement au monde, aucun autre
pays que cet Israël vilipendé, traîné dans la boue, diabolisé,
ne tolérerait de voir des milliers d’obus tomber, pendant des
années, sur ses villes : le plus remarquable dans l’affaire,
le vrai sujet d’étonnement, ce n’est pas la “brutalité”
d’Israël — c’est, à la lettre, sa longue retenue. »
Il suffit de comparer le nombre de morts palestiniens et
israéliens (avant les combats actuels) pour mesurer la « longue
retenue ». En réalité, les bombardements sur Gaza n’ont
jamais cessé, sinon pendant le cessez-le-feu signé le 19 juin 2008.
Et que dire de la « longue retenue » des Palestiniens qui
vivent sous occupation depuis 40 ans... Car, il faut le rappeler,
l’origine de la résistance ce n’est ni le Fatah, ni l’OLP ni
le Hamas, mais l’occupation, qui suscite toujours la résistance.
« 2. Le fait que les Qassam du Hamas et,
maintenant, ses missiles Grad aient fait si peu de morts ne prouve
pas qu’ils soient artisanaux, inoffensifs, etc., mais que les
Israéliens se protègent, qu’ils vivent terrés dans les caves de
leurs immeubles, aux abris : une existence de cauchemar, en
sursis, au son des sirènes et des explosions — je suis allé à
Sdérot, je sais. »
Bernard-Henri Lévy est allé à Sdérot (alors qu’en Géorgie,
il a pu écrire des affabulations sur des lieux où il ne s’était
jamais rendu), on n’en doute pas. Mais est-il jamais allé à
Gaza ? A-t-il vu dans quelles conditions vivent les
Palestiniens, depuis des dizaines d’années ? Interviewée par
la télévision, une habitante de Gaza, à qui l’on demandait si
elle rendait le Hamas responsable de ce qu’elle subissait,
répondait en substance : il y avait des bombardements avant
l’arrivée du Hamas et il y en aura après ; tout cela n’est
que prétexte.
« 3. Le fait que les obus israéliens fassent, à
l’inverse, tant de victimes ne signifie pas, comme le braillaient
les manifestants de ce week-end, qu’Israël se livre à un
“massacre” délibéré, mais que les dirigeants de Gaza ont
choisi l’attitude inverse et exposent leurs populations :
vieille tactique du “bouclier humain” qui fait que le Hamas,
comme le Hezbollah il y a deux ans, installe ses centres de
commandement, ses stocks d’armes, ses bunkers, dans les sous-sols
d’immeubles, d’hôpitaux, d’écoles, de mosquées-efficace mais
répugnant. »
Ce qui est répugnant, c’est la disproportion des forces. Comme
le dit le philosophe (un vrai, celui-là) Michael Walzer, que j’ai
déjà
cité, « le tir au pigeon n’est pas un combat entre
combattants. Lorsque le monde se trouve irrémédiablement divisé
entre ceux qui lancent les bombes et ceux qui les reçoivent, la
situation devient moralement problématique ».
Quant au fait que les combattants du Hamas se terrent dans les
écoles ou les mosquées, il s’agit souvent de pure propagande,
comme le prouve l’exemple de l’école de l’Unrwa bombardée par
l’armée israélienne. Chaque fois que des observateurs neutres ont
pu se rendre sur place, ils ont constaté que les allégations
israéliennes étaient mensongères. On comprend que le gouvernement
israélien refuse l’entrée du territoire aux journalistes
étrangers.
D’autre part, rappelons que Gaza est un tout petit territoire,
avec la plus forte densité de population au monde. Où sont censés
s’installer les combattants ? Doivent-ils aller au-devant des
troupes israéliennes pour servir de cible ? Qui pourrait
reprocher aux insurgés parisiens de 1848 ou de 1870 d’avoir
construit des barricades dans les rues de la capitale ? Et je
rajoute, comme le fait dans un magnifique texte daté du 10 janvier,
le militant pacifiste israélien Uri Avnery, « How
many divisions? »
« Il y a soixante-dix ans, durant la seconde guerre
mondiale, un crime haineux a été commis dans la ville de Leningrad.
Durant plus d’un millier de jours, un gang d’extrémistes appelé
"l’armée rouge" a tenu en otage des millions d’habitants
de la ville, et provoqué des représailles de la Wehrmacht allemand
en se cachant au milieu de la population. Les Allemands n’avaient
pas d’autre choix que de bombarder la population et d’imposer un
blocus total provoquant la mort de centaines de milliers de
personnes. (…) Voilà ce qu’on aurait pu lire dans les livres
d’histoire si les Allemands avaient gagné la guerre. »
« 4. Entre l’attitude des uns et celle des
autres il y a, quoi qu’il en soit, une différence capitale et que
n’ont pas le droit d’ignorer ceux qui veulent se faire une idée
juste, et de la tragédie, et des moyens d’y mettre fin : les
Palestiniens tirent sur des villes, autrement dit sur des civils (ce
qui, en droit international, s’appelle un “crime de guerre”) ;
les Israéliens ciblent des objectifs militaires et font, sans les
viser, de terribles dégâts civils (ce qui, dans la langue de la
guerre, porte un nom — “dommage collatéral” — qui, même
s’il est hideux, renvoie à une vraie dissymétrie stratégique et
morale). »
Dissymétrie stratégique ? Incontestablement. Un dirigeant
du FLN algérien Larbi Ben M’hidi, arrêté durant la bataille
d’Alger en 1957 (puis assassiné), et à qui des journalistes
français reprochaient d’avoir posé des bombes dans des cafés,
répondait : « Donnez-moi vos Mystère, je vous
donnerai mes bombes ». Si placer des bombes dans un café
est condamnable, que faut-il dire des bombes larguées d’un avion
sur des populations civiles ?
Dissymétrie morale ? Les punitions collectives infligées
depuis des années à Gaza sont, selon Richard Falk, envoyé des
Nations unies dans les territoires palestiniens, « un crime
contre l’humanité ». Que dire alors de ce qui se passe
depuis...
Parlant de ses négociations avec le gouvernement sud-africain et
de ses demandes d’arrêter la violence, Nelson Mandela écrit :
« Je répondais que l’Etat était responsable de la
violence et que c’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé,
qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la
violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre
par la violence. Dans notre cas, ce n’était qu’une forme de
légitime défense. » (Nelson Mandela, Un long chemin
vers la liberté, Livre de Poche, p. 647)
« 5. Puisqu’il faut mettre les points sur les
i, on rappellera encore un fait dont la presse française s’est
étrangement peu fait l’écho et dont je ne connais pourtant aucun
précédent, dans aucune autre guerre, de la part d’aucune autre
armée : les unités de Tsahal ont, pendant l’offensive
aérienne, systématiquement téléphoné (la presse anglo-saxonne
parle de 100 000 appels) aux Gazaouis vivant aux abords d’une cible
militaire pour les inviter à évacuer les lieux ; que cela ne
change rien au désespoir des familles, aux vies brisées, au
carnage, c’est évident ; mais que les choses se passent ainsi
n’est pas, pour autant, un détail totalement privé de sens. »
Ce que notre « philosophe » oublie, c’est qu’Israël,
qui appelle les gens à quitter leur maison, ne les laisse pas
vraiment aller ailleurs. Le Haut-commissaire pour les réfugiés
remarquait que c’était le seul conflit du monde où on interdisait
aux populations civiles de quitter leur territoire. Et ceux qui se
réfugient dans des lieux soi-disant sûrs sont victimes des
bombardements, comme les 40 civils tués dans une école de l’Unrwa.
On peut noter que, selon Chris
Gunness, le porte-parole de l’Unrwa, l’armée israélienne a
reconnu qu’aucun tir n’était venu de cette école.
Un indice, parmi tant d’autres, du comportement de l’armée
israélienne est donné par
le CICR, qui fait, en général, preuve d’une grande réserve.
« Dans l’après-midi du 7 janvier, quatre ambulances du
Croissant-Rouge palestinien et le Comité international de la
Croix-Rouge (CICR) ont réussi à obtenir pour la première fois
l’accès à plusieurs maisons touchées par les bombardements
israéliens dans le quartier de Zeitoun, à Gaza. »
« Le CICR avait demandé depuis le 3 janvier que les
ambulances puissent accéder à ce quartier en toute sécurité, mais
il n’a obtenu l’autorisation des Forces de défense israéliennes
que l’après-midi du 7 janvier.Dans une des maisons, l’équipe du
CICR et du Croissant-Rouge palestinien a découvert quatre petits
enfants à côté de leurs mères respectives, mortes. Ils étaient
trop faibles pour se lever tout seuls. Un homme a également été
trouvé en vie, trop faible pour se mettre debout. Au total, au moins
12 corps gisaient sur des matelas. »
« Dans une autre maison, l’équipe de secours du CICR
et du Croissant-Rouge palestinien a découvert 15 survivants de
l’attaque, dont plusieurs blessés. Dans une troisième maison,
l’équipe a trouvé trois autres corps. Des soldats israéliens
occupant un poste militaire à 80 mètres de cette maison ont ordonné
à l’équipe de secours de quitter la zone, ce qu’elle a refusé
de faire. Plusieurs autres postes des Forces de défense israéliennes
se trouvaient à proximité, ainsi que deux tanks. »
« “Cet incident est choquant, a déclaré Pierre
Wettach, chef de la délégation du CICR pour Israël et les
territoires palestiniens occupés. Les militaires israéliens
devaient être au courant de la situation, mais ils n’ont pas porté
secours aux blessés. Ils n’ont pas non plus fait en sorte que le
CICR ou le Croissant-Rouge palestinien puissent leur venir en
aide.” »
(...)
« Le CICR a été informé que davantage de blessés
avaient trouvé refuge dans d’autres maisons détruites du
quartier. Il demande à l’armée israélienne de lui permettre
immédiatement, ainsi qu’aux ambulances du Croissant-Rouge
palestinien, d’accéder en toute sécurité à ces maisons et de
chercher d’autres blessés. Les autorités israéliennes n’ont
toujours pas confirmé au CICR qu’elles lui autoriseraient
l’accès. »
« Le CICR estime que dans le cas présent, l’armée
israélienne n’a pas respecté son obligation de prendre en charge
les blessés et de les évacuer, comme le prescrit le droit
international humanitaire. Il juge inacceptable le retard avec lequel
l’accès a été donné aux services de secours. »
On pourra aussi regarder le témoignage bouleversant d’un
médecin
norvégien, Mads Gilbert, pris sous les bombes. Lire aussi le
décryptage en français : « C’est
une guerre totale contre la population civile palestinienne ».
« 6. Et quant au fameux blocus intégral, enfin,
imposé à un peuple affamé, manquant de tout et précipité dans
une crise humanitaire sans précédent (sic), ce n’est, là non
plus, factuellement pas exact : les convois humanitaires n’ont
jamais cessé de passer, jusqu’au début de l’offensive
terrestre, au point de passage Kerem Shalom ; pour la seule
journée du 2 janvier, ce sont 90 camions de vivres et de médicaments
qui ont pu, selon le New York Times,
entrer dans le territoire ; et je n’évoque que pour mémoire
(car cela va sans dire-encore que, à lire et écouter certains, cela
aille peut-être mieux en le disant...) le fait que les hôpitaux
israéliens continuent, à l’heure où j’écris, de recevoir et
de soigner, tous les jours, des blessés palestiniens. »
Ce qui est difficile, quand on est philosophe, c’est de se
renseigner et de descendre du ciel abstrait des idées pour
s’intéresser au concret. Le nombre de camions qu’il indique est
absolument dérisoire quand on connaît les besoins de Gaza.
Normalement, il transite 500 camions par jour pour nourrir la
population ; le blocus israélien ayant commencé dès le 5
novembre (après qu’Israël eut rompu la trêve en intervenant
directement à Gaza), il n’est passé que 23 camions au cours du
mois de novembre. Et ce blocus s’est intensifié avant les
combats : la population était affamée et les hôpitaux
sous-équipés. Que quelques dizaines de camions aient pu passer
après, grâce à quelques déclarations fortes des Nations unies, ne
change pas la situation.
« Très vite, espérons-le, les combats
cesseront. Et très vite, espérons-le aussi, les commentateurs
reprendront leurs esprits. Ils découvriront, ce jour-là, qu’Israël
a commis bien des erreurs au fil des années (occasions manquées,
long déni de la revendication nationale palestinienne,
unilatéralisme), mais que les pires ennemis des Palestiniens sont
ces dirigeants extrémistes qui n’ont jamais voulu de la paix,
jamais voulu d’un Etat et n’ont jamais conçu d’autre état
pour leur peuple que celui d’instrument et d’otage (sinistre
image de Khaled Mechaal qui, le samedi 27 décembre, alors que se
précisait l’imminence de la riposte israélienne tant désirée,
ne savait qu’exhorter sa “nation” à “offrir le sang d’autres
martyrs” — et ce depuis son confortable exil, sa planque, de
Damas...). »
Rappelons, encore une fois, que c’est l’armée israélienne
qui, dans la nuit du 4 au 5 novembre, a violé le cessez-le-feu par
une incursion qui a provoqué la mort de quatre Palestiniens. Et que,
d’autre part, Israël n’a jamais respecté une des clauses de
l’accord qui était l’ouverture des points de passage entre
Israël et Gaza, contribuant ainsi à affamer la population.
Mais, surtout, qu’est-ce qui empêche la signature de la paix ?
Rappelons que, pendant plusieurs années, les dirigeants israéliens
ont affirmé que le seul obstacle à un accord était Yasser Arafat.
Après sa mort, Mahmoud Abbas (Abou Mazen) a été élu. Il a été
salué en Israël, aux Etats-Unis et en Europe comme un dirigeant
modéré. Cela fait quatre ans qu’il est président, cela fait
quatre ans qu’il négocie au nom de l’Autorité palestinienne
avec le gouvernement israélien. Le Hamas n’était pas partie
prenante de ces négociations, et pourtant elles ont échoué, parce
qu’Israël refuse l’application des résolutions des Nations
unies, le retrait des territoires occupés en 1967. Tous les Etats
arabes ont accepté l’initiative de paix du roi Abdallah proposant
l’échange de la paix contre les territoires, et Israël a encore
refusé...
« Aujourd’hui, de deux choses l’une. Ou bien
les Frères musulmans de Gaza rétablissent la trêve qu’ils ont
rompue et, dans la foulée, déclarent caduque une charte fondée sur
le pur refus de l’“entité sioniste” : ils rejoindront ce
vaste parti du compromis qui ne cesse, Dieu soit loué, de progresser
dans la région-et la paix se fera. Ou bien ils s’obstinent à ne
voir dans la souffrance des leurs qu’un bon carburant pour leurs
passions recuites, leur haine folle, nihiliste, sans mots-et c’est
non seulement Israël, mais les Palestiniens, qu’il faudra libérer
de la sombre emprise du Hamas. »
Comment faut-il les libérer ? Rappelons que la majorité des
Palestiniens a voté pour le Hamas dans des élections libres
suscitées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Ils ont voté
pour protester contre l’incurie de l’OLP et contre l’échec du
processus d’Oslo que le Fatah avait prôné. Au nom de « nos
valeurs », nous avons refusé le verdict des urnes... Le peuple
vote mal, changeons-le. Ou plutôt, imposons-lui une bonne dictature
ou une bonne occupation qui le civilisera. C’était le raisonnement
des Soviétiques quand ils sont intervenus en Afghanistan en décembre
1979, et que Georges Marchais évoquait « le droit de
cuissage ». Faut-il s’étonner que Philippe Val, dans son
éditorial de Charlie Hebdo, « Gaza : la colombe,
le faucon et le vrai con », évoque cette invasion : « Les
Soviétiques eux-mêmes, en 1979, avaient senti le danger
(l’islamisme), et, à tort ou à raison (sic), avaient
envahi l’Afghanistan. » Voici revenu le temps du
colonialisme : nous allons civiliser tous ces indigènes qui
acceptent le droit de cuissage, la polygamie, le voile, etc., et les
libérer de la sombre emprise des intégristes.
Source